CHAPITRE TROIS
Edmond courut chercher des linges doux et de l’eau tiède, tandis que Cadfael se précipitait vers son atelier pour y prendre potions, liniments et autres décoctions. Demain il irait cueillir de la bétoine d’eau, de la pirole et de l’épiaire, toutes fraîches et pleines de jus, plus efficaces que les pommades et onguents qu’il en tirait et qu’il conservait dans son magasin. Mais pour ce soir, il faudrait s’en contenter. La sanicle, la jacobée, l’herbe aux écus, la langue-de-serpent, toutes efficaces pour nettoyer et cicatriser les vieilles blessures qui s’infectaient, il n’aurait pas de peine à les trouver au pied des haies et dans les prairies avoisinantes, ainsi que sur les berges de la Meole.
Ils nettoyèrent la plaie qui suintait avec une lotion de sanicle et d’épiaire, appliquèrent dessus un onguent composé de ces mêmes herbes, mêlées de bétoine, de pirole et de mouron des oiseaux, la couvrirent d’un linge propre et enveloppèrent le torse dévasté du malade de bandages destinés à maintenir la compresse en place. Cadfael avait aussi apporté une potion pour calmer la douleur, un sirop d’épiaire et de millepertuis dans un peu de vin, avec un doigt de sirop de pavot. Frère Humilis les laissa le soigner sans mot dire.
— Demain, dit Cadfael, j’irai cueillir des herbes fraîches avec lesquelles je fabriquerai un emplâtre, c’est plus efficace, et ça vous guérira plus vite. Ce genre de rechute s’est-il produit souvent depuis que vous avez été blessé ?
— Souvent, non. Mais quand je fournis trop d’efforts, ça arrive.
Ses lèvres étaient bleuâtres, et il ne se plaignait pas.
— Vous n’avez donc pas le droit de vous surmener. Mais si vous avez déjà guéri, vous guérirez encore. L’épiaire aurait dû s’appeler l’herbe aux blessés. Ecoutez-nous, à présent. Vous allez rester couché deux ou trois jours, le temps que ça se referme. Si vous vous agitez, ça mettra plus longtemps.
— Sa place est à l’infirmerie, remarqua Edmond, inquiet, il y jouirait du calme tout le temps nécessaire.
— Evidemment, acquiesça Cadfael, mais il est couché là, tranquille, et moins il bougera, mieux ça vaudra. Comment vous sentez-vous à présent, mon frère ?
— Ça va, répondit frère Humilis, s’efforçant de sourire.
— Vous souffrez moins ?
— Je ne sens quasiment plus rien. Les vêpres sont presque finies, ajouta-t-il faiblement et l’arc de ses paupières se souleva sur son regard fixe. Je ne voudrais pas que Fidelis s’inquiète... Il a vu pire – laissez-le venir.
— Je vais le chercher, dit Cadfael, joignant aussitôt le geste à la parole, car cette concession mineure à cet esprit stoïque aurait plus de poids que les soins qu’il pourrait donner au corps ravagé.
Inquiet, Edmond descendit l’escalier sur ses talons.
— Il guérira ? C’est déjà assez miraculeux qu’il ait survécu, pour qu’on puisse se poser la question. Tu as déjà vu quelqu’un se faire ainsi couper en morceaux et s’en sortir ?
— C’est rare, reconnut Cadfael, méditatif, mais ça arrive. Certes la plaie se refermera mais pour se rouvrir à la première occasion.
Ils ne soufflèrent mot à propos du secret qu’il convenait de garder. La décision que Godfrid Marescot avait prise à ce sujet était sacrée et serait respectée.
Fidelis se tenait posté à l’entrée du cloître, surveillant la sortie des religieux, de plus en plus inquiet en ne voyant pas celui qu’il attendait.
Partis tard du verger, les ramasseurs s’étaient hâtés vers l’office du soir. Lui ne s’était pas soucié d’Humilis à ce moment, le croyant déjà à l’église. Mais maintenant il le cherchait. Ses sourcils droits, épais, s’étaient rapprochés, et ses lèvres se crispaient sous l’effet de l’anxiété. Cadfael s’approcha de lui, tandis que les derniers sortis passaient devant lui ; presque incrédule, le jeune homme les regardait s’éloigner.
— Fidelis...
Le garçon tourna vivement sa tête encapuchonnée, plein d’espoir, l’esprit aux aguets. Il ne s’attendait pas à des bonnes nouvelles, mais c’était mieux que rien. Cela se devinait à la tension de son visage. Ce n’était pas la première fois qu’il était confronté à ce genre de choses.
— Fidelis, frère Humilis est couché dans sa cellule, au dortoir. Inutile de vous inquiéter, il se repose, on s’est occupé de lui. Il vous demande. Allez le voir.
Les yeux du jeune homme passèrent rapidement de Cadfael à Edmond, pour revenir à Cadfael, se demandant qui détenait l’autorité, et déjà prêt à s’éloigner à grands pas. S’il ne pouvait rien demander directement, ses prunelles parlaient pour lui et Edmond y lut l’anxiété.
— Il va bien, tout va s’arranger. Vous pouvez vous occuper de lui, tant que vous voudrez, je veillerai à ce qu’on vous décharge de vos autres obligations jusqu’à ce qu’il soit rétabli et que vous puissiez le laisser seul. J’en parlerai avec le prieur Robert. Veillez à ce qu’il ne manque de rien ; s’il désire quelque chose, écrivez-le, on le lui procurera. Pour ce qui est de le soigner, ce sera le travail de frère Cadfael.
Dans le regard brûlant demeurait une question, impossible à éluder. Cadfael le rassura promptement.
— Il n’y a pas eu de témoin ; inutile d’informer qui que ce soit sauf le père abbé qui a le droit de savoir tout ce dont souffrent ses fils. Que cela vous rassure, comme frère Humilis se sent rassuré.
Fidelis rougit, son visage s’éclaira un instant ; il s’inclina avec un petit geste de soumission des deux mains, et s’éloigna rapidement, silencieux, en direction de l’escalier des matines. Combien de fois avait-il veillé, retenant son souffle, à ce même chevet de malade, seul, sans l’aide de personne ? S’il ne leur gardait pas rancune d’avoir pu, pour cette fois, intervenir avant lui, il l’avait sûrement regretté, se demandant aussi s’ils sauraient se taire.
— J’y retournerai avant complies, déclara Cadfael, pour voir s’il dort, ou s’il a besoin d’une autre potion. Et aussi si ce jeune homme a pensé à prendre de quoi se nourrir ! Je me demande quand même où ce garçon a appris ces rudiments de médecine, et s’il était seul à s’occuper d’Humilis, à Hyde.
Manifestement cette responsabilité n’avait pas effrayé le garçon qui n’aurait pu se permettre d’échouer dans sa tentative. Avoir maintenu en vie quelqu’un d’aussi sérieusement atteint n’était pas à la portée de tous.
Si Fidelis avait étudié l’art de guérir, il deviendrait peut-être un bon assistant à l’herbarium, et serait heureux d’enrichir ses connaissances. Ils auraient quelque chose en commun, peut-être un moyen de franchir la porte close de son silence.
Frère Fidelis ne quitta pas son maître d’un pas, le lava, le rasa, s’occupa de tous ses soins corporels, apparemment ravi de le servir ainsi nuit et jour. Il fallait parfois qu’Humilis lui donnât l’ordre d’aller prendre un peu l’air, de se reposer un moment dans sa cellule ou d’assister aux offices pour tous les deux. Au bout de deux jours, comme il se remettait petit à petit, Humilis le chargea de missions de plus en plus fréquentes et fut obéi. La plaie commençait à bien se refermer et ne suintait plus, sous l’effet des emplâtres de feuilles fraîchement broyées. Fidelis, heureux et reconnaissant, assistait à cette lente amélioration, et restait là, sans broncher, quand on changeait les pansements. Ce corps brisé n’avait pas de secrets pour lui.
S’agissait-il d’un serviteur particulièrement apprécié ? D’un fils naturel, comme l’avait suggéré Edmond ? Ou simplement d’un jeune bénédictin dévoué qui était tombé sous un charme et une noblesse d’autant plus irrésistibles que son représentant se mourait ? Cadfael ne pouvait s’empêcher de se poser des questions. Les jeunes sont capables d’une générosité sans limites et de sacrifier leur temps et leur jeunesse par amour, sans espoir de récompense.
— Il vous intrigue, hein ? lança Humilis, la tête sur l’oreiller, un matin très tôt alors que Cadfael refaisait son pansement et que l’on avait expédié Fidelis rejoindre les autres à prime.
— Oui, avoua Cadfael sans détour.
— Mais vous ne posez pas de questions. Je ne lui en ai pas posé non plus. Mon avenir est resté en Palestine, murmura Humilis, songeur. Ce qui me restait, je l’ai offert à Dieu, en espérant que ce don n’était pas complètement sans valeur.
» Mon noviciat, sérieusement écourté vu mon état, n’était pas tout à fait terminé quand ce garçon est entré à Hyde. J’ai eu des raisons de remercier Dieu à son sujet.
— Pas facile, constata Cadfael, pensif, pour un muet de s’expliquer seul et de faire connaître sa vocation. Y avait-il quelqu’un de plus âgé pour lui servir de porte-parole ?
— Il avait tout écrit : que son père était âgé et désireux de voir ses fils établis – son frère aîné hériterait de la terre – et que, pour sa part, il voulait prendre l’habit. Il avait apporté une manière de dot, mais sa belle écriture et son érudition ont été ses meilleurs passeports. C’est tout ce que je sais de lui, conclut Humilis, sauf ce que j’ai appris dans le silence, et ça me suffit. Pour moi il représente tous les fils que je n’aurai jamais.
— J’ai réfléchi à son infirmité, dit Cadfael, tout en achevant de panser la plaie qui se refermait. Est-il possible que seule une malformation de la langue en soit la cause ? Car manifestement il n’est pas sourd, bien qu’incapable d’avoir recours à la parole. Oui, il a l’oreille fine, or j’ai constaté que d’ordinaire les deux vont de pair. Vous dites qu’on lui a appris à bien tenir sa plume. Si je l’avais toujours avec moi à l’herbarium, je lui enseignerais tout ce que j’ai acquis au fil des ans.
— Je ne lui demande rien et il agit de même envers moi, répondit Humilis. Dieu sait que j’aurais dû l’éloigner de moi. Il a mieux à faire qu’à prendre soin de ma décrépitude précoce. Il est jeune, sa place est dehors, au soleil. Mais je n’en ai pas la force. S’il s’en va, je ne le retiendrai pas, mais je n’ai pas le courage de le renvoyer. Et tant qu’il est là, je ne cesse d’en remercier Dieu.
Août poursuivit sa course dans la lumière sans nuage et la moisson emplit les granges. Frère Rhunn regrettait son nouveau compagnon dont la présence lui manquait aux jardins et dans la cour du cloître, là où les roses s’ouvraient d’un coup à midi pour s’étioler à la nuit tombée, accablées par la chaleur. Les raisins couraient le long du mur nord de l’enclos et commençaient à dorer. Loin au sud, dans ce qui restait de Winchester, les armées de la reine se refermaient sur les anciens assiégeants, coupaient les routes par où les vivres pourraient arriver et commençaient à affamer la ville. Mais les nouvelles de la ville étaient aussi rares que les voyageurs, tandis qu’ici les fruits indociles mûrissaient avant l’heure.
Parmi tous les joyeux moissonneurs, Rhunn se montrait le plus gai. Moins de trois mois auparavant, il boitait bas et souffrait. Aujourd’hui, il rayonnait de joie et de vigueur, il n’avait jamais suffisamment d’occupations pour épuiser son corps ou exprimer sa gratitude. Il n’était pas encore assez savant pour qu’on lui donnât à copier, étudier ou enluminer des manuscrits. Bien que doté d’une jolie voix, ses connaissances musicales étaient réduites. Les tâches qui lui incombaient ne réclamaient que du zèle et de l’énergie, et elles le comblaient. Nul ne pouvait s’empêcher de partager son allégresse en le voyant bouger dans tous les sens, jouer de la bêche ou de la houe, porter Dieu sait quoi, lui qui naguère avait tant de mal à se traîner sur ses béquilles. Ses aînés contemplaient sa beauté et son entrain avec une affectueuse admiration en rendant grâce à la sainte qui l’avait guéri.
La beauté est un don périlleux mais Rhunn n’avait jamais prêté la moindre attention à son propre visage, et il aurait été bien surpris si on lui avait dit qu’il possédait quelque chose d’aussi rare. La jeunesse n’est pas moins vulnérable par la qualité qu’elle a d’infliger la souffrance à qui la contemple après l’avoir perdue.
Frère Urien avait perdu plus que cela, mais pas depuis assez longtemps pour se résigner à cette situation. Il avait trente-sept ans et n’était entré dans les ordres que l’an passé après un mariage désastreux qui l’avait laissé tout meurtri. Sa femme l’avait pressé comme un citron et abandonné. Pourtant ce n’était pas une mauviette, il avait au contraire des appétits violents, passionnés et un caractère impérieux. Le désespoir l’avait amené à entrer au couvent, ce qui ne l’avait en rien apaisé.
Les privations et la colère sont aussi néfastes dans le monde extérieur qu’entre les murs d’un couvent.
En cette fin août, dans la pénombre du grenier, au-dessus de la grange, Rhunn et Urien triaient les premières pommes de l’été, les disposant sur des claies de bois pour les conserver aussi longtemps que possible. Le temps était si chaud qu’elles étaient mûres depuis au moins une dizaine de jours. A l’intérieur, la poussière flottait dans la lumière vaguement dorée. Ils avaient l’impression de se déplacer dans une brume de chaleur. Les cheveux blonds très clairs de Rhunn, pas encore tonsurés, auraient pu être ceux d’une fille, la courbe de sa joue, quand il se penchait sur les étagères, avait la douceur d’un pétale de rose, et ses cils recourbés frappaient par leur longueur. Frère Urien le regardait à la dérobée, et son cœur, qui avait été si malmené, battait à tout rompre.
De son côté, Rhunn songeait à Fidelis, qui aurait sûrement beaucoup apprécié l’expédition sur la Gaye, et il ne pensa nullement à mal quand la main de son compagnon effleura la sienne tandis qu’ils disposaient les pommes, ni quand par hasard leurs épaules se frôlèrent. Mais quand une main tendue, au lieu d’un bref contact, glissa sur la sienne, s’en saisit, la caressa du poignet au bout des doigts et refusa de la lâcher, il ne pouvait plus guère s’agir de hasard.
En vertu de son innocence parfaite, il n’aurait jamais dû comprendre les intentions de son compagnon, ces désirs à peine manifestés. Seulement voilà, il comprit. Sa candeur et sa pureté mêmes lui avaient ouvert les yeux. Il ne se recula pas brusquement, non ; il retira sa main avec beaucoup de douceur et de gentillesse et se tourna pour fixer Urien de ses grands yeux gris-bleu très clairs, avec tant de pitié et de lucidité qu’il infligea à l’autre une blessure insupportable, un mélange de fureur et de honte. Urien retira sa main et se détourna.
Cette révulsion, ce choc auraient pu lui laisser quelque espoir, puisqu’en s’y prenant bien, une émotion débouche aisément sur un sentiment différent. Au moins Urien aurait-il pu se dire qu’il n’avait pas laissé l’autre indifférent. Mais cette compréhension, cette pitié lucides le repoussèrent irrémédiablement. De quel droit ce jeune innocent, sans expérience aucune, qui ignorait tout de son propre corps, à l’exception de sa boiterie et de sa douleur physique, se permettait-il de reconnaître ce feu qui dévorait son voisin, et de ne lui montrer en retour que de la compassion ? Ni crainte, ni reproche, ni aucune hésitation. Il ne s’en ouvrirait pas non plus à son confesseur ou à un supérieur. Frère Urien s’en alla, plein de tristesse, avec ce désir qui lui rongeait le ventre et, devant les yeux, le souvenir cruellement net du visage de son épouse. En pareil cas, la prière ne lui était d’aucun secours.
Cette rencontre, qui n’avait duré qu’un moment, dans un silence total, apporta pour la première fois à Rhunn la conscience de la tyrannie du corps. Ce trouble dont il ne souffrait pas pouvait donc tourmenter autrui ? Il avait le cœur un peu serré pour frère Urien, il ne l’oublierait pas dans ses prières à vêpres.
Il n’y manqua pas, et cependant qu’Urien ne parvenait pas à chasser de sa mémoire le visage hostile de son épouse perdue, Rhunn se rappelait encore le masque sombre, tendu, qui s’était détourné de lui avec une grimace, le rouge au front, les yeux baissés, tandis que lui, Rhunn, ne s’était montré ni amer, ni scandalisé. C’était vraiment un problème obscur et mystérieux.
Il ne souffla mot à personne de ce qui s’était passé. D’ailleurs, que s’était-il passé ? Rien ! Mais il porta sur ses compagnons un regard différent, plus ouvert, capable de percevoir leur désarroi et de s’efforcer de leur venir en aide.
Cela se produisit deux jours avant que l’on reconnût que la vocation de Rhunn était solide ; il reçut donc la tonsure, et commença son noviciat sous le nom de frère Rhunn.
— Ainsi notre petite sainte l’a aidé à persévérer dans sa voie, dit Hugh, rencontrant Cadfael comme il sortait de la cérémonie. Et il est tout à fait guéri ! Je vous l’avoue franchement, il m’impressionne. A votre avis, est-ce aussi pour son charmant physique que Winifred a choisi de le prendre à son service ? Les Galloises ne font pas la fine bouche quand elles voient un beau jeune homme.
— Vous êtes un indécrottable païen, répliqua tranquillement Cadfael, mais la sainte, elle aussi, a dû finir par s’habituer à vous. Et ne croyez pas la choquer ! Elle en a vu de toutes les couleurs pendant sa vie. D’ailleurs, si j’avais été dans son reliquaire, j’aurais aussi engagé ce petit à me servir, tout comme elle. Elle sait reconnaître les gens de valeur. Figurez-vous qu’il a conquis jusqu’à frère Jérôme !
— Ça ne durera pas ! s’exclama Hugh avec un grand rire. Alors comme ça, il a gardé son nom ?
— Il ne lui est même pas venu à l’idée d’en changer.
— Ce n’est pas le cas de tout le monde, remarqua Hugh, reprenant son sérieux. Vos deux hôtes de Hyde par exemple, Humilis et Fidelis, ils se montrent plus exigeants, pas vrai ? On sait comment s’appelait frère Humble, et il n’a pas besoin d’un autre nom. Mais nul n’a percé l’incognito de frère Fidèle. Je me demande bien comment il s’appelait avant.
— Il s’agit d’un fils cadet, l’informa Cadfael. L’aîné a eu les terres, celui-là a choisi les ordres. Dans sa situation, qui trouverait à le lui reprocher ? Humilis m’a dit qu’il n’avait pas encore terminé son noviciat quand le petit est arrivé. Ils ont été attirés l’un vers l’autre et sont devenus amis. Peut-être ont-ils reçu la tonsure en même temps, quant à leur nom... Allez savoir qui a choisi le premier.
Ils s’étaient arrêtés près du portail pour jeter un coup d’œil à l’église dont Rhunn et Fidelis venaient de sortir ensemble. L’un et l’autre frappaient par leur beauté, et marchaient d’un même pas, sans se toucher, mais tout proches et contents de cheminer côte à côte. Rhunn parlait avec animation. On voyait que Fidelis avait veillé et qu’il était inquiet, mais son visage aussi resplendissait. La tonsure toute neuve de Rhunn brillait au soleil, et tout autour, ses cheveux blonds évoquaient une auréole.
— La grâce l’a touché, constata Cadfael. C’est normal qu’il arrive à communiquer avec tous ceux qui sont privés d’une partie de leur être, une voix par exemple. Il parle pour deux. Quel dommage qu’il ne soit pas encore assez instruit ! Aucun des deux ne peut faire la lecture à Humilis, l’un parce qu’il est muet, l’autre parce qu’il ne sait pas lire. Mais il étudie, et il apprendra. Frère Paul l’apprécie fort.
Les jeunes gens avaient disparu sous la voûte menant à l’escalier de jour, se rendant bien évidemment à la cellule où frère Humilis était encore tenu de rester au lit. Qui ne se serait pas senti réconforté en voyant la joie qui illuminait Rhunn, maintenant qu’il avait réalisé son vœu le plus cher ? Et quoi de plus naturel que ce rapprochement pudique entre deux êtres voués au célibat, l’un qui ignorait tout de la chair, et l’autre privé de sa virilité dans la force de l’âge ? La semence de ces deux êtres n’était pas de ce monde.
Ce fut ce même après-midi qu’un jeune homme, à la tenue de cavalier en campagne, un manteau enroulé accroché au pommeau de sa selle, entra dans la ville par la grand-route de Londres. A Saint-Gilles, il avait demandé qu’on lui indiquât le chemin de l’abbaye. Il trottait tête nue au soleil, la chemise largement ouverte sur son torse nu. Son visage, sa poitrine et ses avant-bras nus avaient été hâlés par un soleil encore plus brûlant que celui d’aujourd’hui, qui ajoutait seulement une nuance un peu plus chaude à sa peau dorée. C’était quelqu’un d’avenant, montant un bon cheval ; avec une souveraine aisance il tenait les rênes d’une main légère. Ses épais cheveux noirs et plats brillaient à la lumière et son visage aux traits rudes reflétait la hardiesse.
Frère Oswin le renseigna et le regarda poursuivre sa route se demandant bien qui il allait voir chez les frères. Il s’agissait évidemment d’un soldat, mais de quelle armée, et servant sous les ordres de qui, pour se diriger précisément vers l’abbaye de Shrewsbury. Ce n’était ni la ville ni le shérif qui l’intéressaient. Il n’avait pas l’air de se soucier de la guerre dans le Sud. Oswin retourna à son travail, un peu ennuyé de ne pas en savoir plus, mais sans rechigner à la tâche.
Le cavalier, sûr à présent de toucher au but, mit sa monture au pas sur la Première Enceinte, observant avec intérêt le spectacle qui s’offrait à lui, l’herbe toute blanche du champ de foire aux chevaux, qui attendait toujours la pluie, la circulation tranquille des porteurs, charrettes et autres montures dans la rue, les voisins qui papotaient sur le pas de la porte, au soleil, le haut mur long qui clôturait l’enceinte de l’abbaye à sa main gauche, ainsi que le toit et le clocher majestueux de l’église qui la surplombaient. Il avait conscience de toucher au but. Il contourna l’extrémité ouest de l’abbatiale dont la grande porte était entrouverte en dehors de la clôture pour les gens de la paroisse, et il passa sous le porche de la loge.
Le portier vint aimablement à sa rencontre pour lui demander ce qu’il voulait. Frère Cadfael et Hugh Beringar, qui prenaient congé l’un de l’autre à loisir, se tournèrent pour examiner le nouvel arrivant. Remarquant son équipement bien usagé, la veste de cuir qu’il avait posée derrière lui et l’épée qu’il portait, ils surent aussitôt à qui ils avaient affaire. Hugh devint soudain très attentif car un homme en tenue militaire et remontant du Sud pourrait fort bien avoir du neuf à lui apprendre.
En outre, celui qui venait ici, seul et tranquille, après avoir traversé des comtés fidèles au roi Etienne avait probablement les mêmes sympathies que Hugh. Celui-ci s’approcha donc pour prendre part au conciliabule, tout en détaillant le cavalier dont il approuva discrètement la prestance.
— N’est-ce pas moi que vous chercheriez, par hasard, mon ami ? s’enquit-il. Hugh Beringar, à votre service.
— C’est le seigneur shérif, précisa le portier, en guise de présentation et, s’adressant à Hugh, il ajouta : Ce voyageur demande frère Humilis, mais sous son ancien nom.
— J’ai servi plusieurs années sous Godfrid Marescot, déclara le cavalier.
Laissant filer les rênes, il mit pied à terre et resta à côté de son cheval. Il avait une bonne demi-tête de plus que Hugh, un visage franc, ouvert, éclairé par un regard d’un bleu frappant et un corps solidement charpenté.
— Je l’ai cherché parmi les moines qui ont dû quitter Winchester après que l’abbaye de Hyde a entièrement brûlé, ajouta-t-il. On m’a dit qu’il avait décidé de venir ici. J’ai à faire dans le nord du comté, et il me faut son approbation pour ce que je compte entreprendre. A dire vrai, le nom qu’il a pris en entrant à Hyde m’était complètement sorti de l’esprit. Pour moi, c’est toujours seigneur Godfrid.
Un léger sourire éclairait ses traits.
— Vous ne devez pas être le seul parmi ceux qui l’ont connu auparavant, remarqua Hugh. Oui, il est là. Dites-moi, vous venez de Winchester ?
— D’Andover. Que nous avons incendiée, répondit le jeune homme sans ambages et il observa Hugh aussi attentivement que ce dernier l’avait étudié ; il était clair qu’ils étaient du même parti.
— Vous êtes dans l’armée de la reine ?
— Oui, je sers sous FitzRobert.
— Alors vous aurez coupé les routes menant au nord. Je tiens ce comté pour le roi Etienne, comme vous le savez sans doute. Je ne voudrais pas vous empêcher plus longtemps de voir votre seigneur, mais accepterez-vous de m’accompagner à Shrewsbury et de venir souper chez moi avant votre départ ? J’attendrai votre bon plaisir. Peut-être me fournirez-vous des nouvelles de ce qui se passe dans le Sud ? Puis-je connaître votre nom ? Je vous ai donné le mien.
— Je m’appelle Nicolas Harnage. Quand j’aurai terminé mes affaires ici, je vous dirai bien volontiers tout ce que je sais. Mais comment se porte Godfrid ? demanda-t-il, très sérieux et il examina successivement Hugh puis Cadfael qui était resté en retrait à écouter sans mot dire. A présent, il prit la parole :
— Il n’est pas en excellente santé, mais c’était sans doute déjà le cas quand vous l’avez vu pour la dernière fois. Une vieille blessure s’est rouverte, à la suite, je crois, de sa longue chevauchée depuis Hyde. Il se remet bien, à présent ; dans un jour ou deux, il sera sur pied et pourra reprendre ses occupations parmi nous. Il est très aimé et parfaitement soigné par un jeune moine qui est venu de Hyde avec lui et qui lui a servi d’assistant en ces lieux. Si vous voulez attendre un moment, je vais informer le prieur que frère Humilis a un visiteur et je vous amènerai auprès de lui.
Cadfael s’acquitta de sa mission avec célérité. Hugh avait grand besoin d’informations, de toutes les nouvelles de première main concernant ces champs de bataille lointains et confus où deux factions de ses ennemis, guidés par leur antagonisme, avaient maintenant rejoint la formidable armée de ses amis en adhérant au même parti. C’était dans le meilleur des cas une alliance solide, si l’on tenait compte du fait que l’évêque changeait de camp pour la troisième fois.
Mais au moins maintenait-t-il les troupes de l’impératrice dans un cercle de fer, à l’intérieur de la cité de Winchester, et l’étau se resserrait pour affamer les assiégés. L’âme martiale de Cadfael, qu’il avait étouffée depuis longtemps, se réveillait en lui quand il entendait parler de tout cela. Son principal souci était de ne pas en éprouver de véritable remords. Son roi à lui n’était pas de ce monde, mais, sur terre, il ne pouvait s’empêcher d’avoir une préférence.
Le prieur prenait son repos de l’après-midi, laissant croire aux autres qu’il s’agissait d’une heure d’étude et de prière. N’étant guère enclin à se secouer ou à sortir voir le visiteur, ni à se montrer cérémonieusement hospitalier, il accorda volontiers à Cadfael la permission de conduire leur hôte à la cellule de frère Humilis et de lui fournir toute l’assistance dont il pourrait avoir besoin. Par-dessus le marché, comme de bien entendu, le prieur envoya ses salutations et sa bénédiction depuis la retraite où il méditait quotidiennement.
Cadfael vit à leur expression et à la façon détendue dont ils tournèrent la tête en l’entendant revenir que les deux autres avaient mis son absence à profit pour faire plus ample connaissance. Ils repartiraient vers la ville non pas seulement comme des frères d’armes, mais comme des amis potentiels.
— Suivez-moi, dit Cadfael, je vais vous conduire auprès de frère Humilis.
Dans l’escalier, la jeune voix sérieuse du nouveau venu s’adressa à lui.
— Mon frère, vous vous occupez de mon seigneur depuis que cette crise est survenue, si j’en crois le seigneur shérif. Il a ajouté que vous vous y connaissiez très bien en simples, en médecine et dans l’art de guérir.
— Le seigneur shérif est mon meilleur ami depuis plusieurs années, répondit Cadfael, et il me prête plus de mérite que je n’en ai. A cette réserve près, oui, je m’occupe de votre maître et jusqu’à présent nous nous entendons plutôt bien, lui et moi. Ne craignez pas qu’on néglige de le considérer à sa juste valeur, nous savons qui il est. Voyez et jugez par vous-même. Vous connaissez sans doute le combat qu’il a livré en Orient et ce qui lui est arrivé. Etiez-vous avec lui là-bas ?
— Oui. Je viens de son domaine. Je me suis embarqué quand il a demandé des renforts et qu’il a renvoyé quelques vieux soldats et des blessés chez eux. Je suis revenu avec lui quand il a su qu’il ne pourrait plus être utile en Terre sainte.
— Ici, dit Cadfael, posant le pied sur la dernière marche, c’est loin d’être le cas. Plusieurs de nos jeunes moines sont influencés par sa lumière – dans la lumière où nous baignons tous, naturellement. Vous en trouverez peut-être deux avec lui à cette heure. Si l’un d’eux s’attarde, laissez-le, il en a l’autorisation. C’est son compagnon de Hyde.
Ils arrivèrent dans le couloir qui traversait tout le dortoir, entre les parois des cellules, et s’arrêtèrent au seuil du petit espace sombre attribué à Humilis.
— Entrez, dit Cadfael, vous n’avez pas besoin qu’on vous annonce pour être le bienvenu.